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Ahsoka - 23 Sep 2024

Dans les coulisses de "Quotidien", des témoignages de souffrance au travail

Management défaillant, droit de grève contesté ou accusations de harcèlement : au sein de Bangumi, la dynamique société de production créée par Yann Barthès et Laurent Bon, de nombreux salariés décrivent un cadre de travail peu réjouissant. Enquête.

Tenue décontractée et grand sourire, Yann Barthès déambule dans les coulisses du plateau de Quotidien, accompagné d'Ambre Chalumeau, sa journaliste culture. Ce 2 septembre, ils ouvrent ensemble la neuvième saison du talk-show star de TMC avec un pilote de quarante-cinq minutes, diffusé en préambule de la « vraie » émission. Au menu : souvenirs de vacances, tube de l'été, ambiance taquine et petite question posée à tous les chroniqueurs : « Qu'est-ce que tu vas faire cette année dans l'émission ?  »

Le format inédit n'a rien d'anodin. Il s'inscrit dans une opération de communication lancée la veille avec deux interviews du présentateur, d'habitude rare dans les médias. « On s'entend tous très bien, à la rédaction. On s'amuse et on essaie d'apporter de la légèreté, car l'ambiance est vraiment plombante en ce moment », souligne-t-il dans La Tribune dimanche, avant d'enfoncer le clou sur le site Puremedias : « Il n'y a rien de plus réjouissant que de voir les personnes de l'équipe grandir. »

Image cool, management décrié
Voilà pour la vitrine de Quotidien, vaisseau amiral de la boîte de production Bangumi, créée il y a treize ans par Yann Barthès et le producteur Laurent Bon, qui fabrique parmi les programmes les plus en vue de la télé (Le Doc Stupéfiant, les capsules mode de Loïc Prigent…). Mais, en coulisse, l'ambiance semble bien différente. Souffrance au travail, burn-out, management défaillant, accusations de harcèlement… Anciens ou actuels, de nombreux salariés ne ménagent pas la maison de production la plus cool du PAF. « C'est une entreprise de dingue avec des moyens de dingue… mais qui peut aussi très facilement vous broyer », résume cet ancien cadre, qui, comme l'ensemble des personnes interrogées, requiert l'anonymat par peur de se griller dans un milieu où tout le monde se connaît.

Un épisode récent a choqué une partie de l'équipe de postproduction, qui regroupe les monteurs, graphistes et assistants de production – des collaborateurs en grande majorité intermittents ou en contrats courts. Le graphiste Paul (1) y travaillait depuis quatre ans quand, le 6 décembre dernier, il décide de participer au mouvement des intermittents de l'audiovisuel, qui réclame une revalorisation de 20 % des salaires. Une mobilisation inédite et un débrayage d'une petite heure, de 15 à 16 heures. D'autres collègues décident d'y prendre part. « Nous avions déjà avancé sur notre boulot et savions que de toute façon, le rush pour Quotidien tombe en fin d'après-midi », explique-t-il. Le lendemain, à la fin de sa journée, il est convoqué par la responsable de la postproduction. « Elle m'a signifié qu'elle-même et la direction souhaitaient mettre fin à ma collaboration. Elle m'a dit que j'avais trahi sa confiance et mis l'émission de la veille en danger. »

Quelques jours plus tard, il dénonce par courrier une atteinte au droit de grève. Une affirmation rejetée par la direction, qui souligne que d'autres grévistes continuent à travailler pour l'entreprise et préfère pointer « certains agissements » de Paul. Entre autres : « Pauses cigarette prolongées à des moments inopportuns et d'autres difficultés rencontrées dans le passé. » Élodie Bernard, la directrice générale et associée de Bangumi, propose une rencontre pour dissiper le « malentendu ». Elle n'aura jamais lieu. « C'est un non-sujet, explique-t-elle aujourd'hui. Le salarié gréviste n'a pas été licencié puisqu'il est revenu travailler ensuite. » Paul est effectivement revenu deux semaines en janvier et mars, mais ces piges avaient été validées en novembre, avant la grève. Depuis, plus rien.

À la suite de l'incident, deux collègues de Paul décident de ne plus travailler pour Bangumi. Deux autres auraient vu leurs noms disparaître des plannings. « Du jour au lendemain, j'ai été blacklisté. Ma demande d'explication est restée sans réponse et j'ai été rayé de tous les groupes d'échanges », raconte un monteur chevronné, coupable selon lui d'avoir posté un message de soutien sur Telegram. « On ne blackliste pas, on gère juste un énorme planning et on essaye de faire tourner les gens, tout en amenant du sang neuf », justifie Antoine Herrera, directeur de la production. L'affaire a laissé des traces chez les intermittents. «  C'est beau d'afficher des valeurs, encore faut-il les appliquer », lâche l'un d'eux.

Travailler chez Bangumi, aux programmes empreints de progressisme, ne semble pas être la garantie d'échapper aux dérives et pratiques du petit monde de l'audiovisuel. Comme ailleurs, il peut y être question de souffrance au travail, de pression, de carences en gestion humaine. « C'est le fonctionnement d'une start-up, on avance à fond. Tu montes dans le train… ou pas », résume un ex-journaliste resté à quai.

Un fonctionnement de "cour"
Certes, l'intendance a parfois pu souffrir de la forte croissance de l'entreprise, qui compte cent vingt-huit permanents, contre trente-cinq en 2011. Mais ça n'expliquerait pas tout. « C'est marche ou crève », formulent plusieurs salariés. « J'allais bosser avec une boule au ventre jusqu'au jour où je me suis dit que ce n'était plus possible », raconte une employée pourtant expérimentée. « Franchement, n'exagérons pas ! réagit le producteur Laurent Bon. Nous avons une quotidienne à gérer, c'est dur et tout le monde n'est pas forcément taillé pour. Alors, on accompagne ou on oriente sur autre chose. »

L'homme a la réputation de savoir trancher, parfois dans le vif. Beaucoup parlent de lui comme du « roi Laurent » – un très grand pro mais inaccessible, sauf « pour sa cour ». « Attention à ne pas tomber en disgrâce : du jour au lendemain, tu peux être plus insignifiant qu'un pot de fleurs », raconte une salariée. «  L'image du roi seul dans sa tour, c'est un fantasme, balaie l'intéressé. À mon poste, je ne peux pas être accessible à tous, tout le temps, et il y a des chefs de service, des rédacteurs en chef qui sont là pour faire le lien et me faire remonter les infos et les problèmes. »

L'ancien producteur du Grand journal a cependant tendance à tout contrôler. Bourreau de travail, il visionne tout, vérifie tout et, le soir, se charge de l'oreillette de Yann Barthès. « Il va tout droit et ne laisse personne infléchir ou discuter son jugement », glisse un ancien. Conséquence pour l'entourage : avoir parfois « l'impression de ne pas exister », selon un ex-journaliste. Et gare aux bons éléments qui, excédés, décideraient d'aller voir ailleurs. « Partir, c'est une petite trahison », résume une journaliste. Plusieurs salariés auraient ainsi dû entrer dans de féroces négociations pour recouvrer plus tôt que prévu leur liberté. « Totalement faux, répond Laurent Bon. La vie professionnelle, c'est comme ça. On n'est ni une secte ni une famille. Nous sommes respectueux de la loi et n'avons aucune condamnation à ce jour. » Selon nos informations, au moins quatre salariés ont cependant porté leurs différends aux prud'hommes : deux JRI (journalistes reporters d'images) et le duo de chroniqueurs Éric et Quentin, parti en catimini de Quotidien en 2019. Mais impossible d'en savoir plus : ces affaires se sont soldées par des négociations « à l'amiable » et de solides clauses de confidentialité.

« Cela fait treize ans que je suis chez Bangumi et je peux témoigner que le bien-être au travail est un sujet pris très au sérieux par tous », assure Agathe Gros, rédactrice en chef adjointe au dérushage et représentante du personnel. « Nous n'avons reçu aucune alerte sur un stress ou mal-être », affirme Audrey Maillet, directrice juridique et responsable des ressources humaines. Elle finit pourtant par confirmer le cas d'un salarié arrêté depuis mars pour un burn-out. Selon nos informations, le journaliste en question souffre d'un « syndrome anxiodépressif avec épuisement professionnel », diagnostiqué et traité médicalement. Jusque-là, il était rédacteur en chef des Reportages de Martin Weill, l'émission mensuelle incarnée par le reporter vedette de Bangumi.

Dans un courrier, il dénonce des « intimidations, critiques acerbes, gratuites, publiques, incessantes » de ce dernier à son égard. Sollicité, Martin Weill n'a pas donné suite à notre demande d'interview. La direction lance une enquête, non pas confiée à un cabinet indépendant, mais gérée en interne. « Les personnes entendues ont été surprises par les faits évoqués et ne les ont pas corroborés, avance Audrey Maillet. Certaines ont même évoqué des problèmes rencontrés avec le salarié en question. » N'en reste pas moins qu'en seulement cinq ans trois red chef se sont succédé à ce poste. L'un d'eux évoque lui aussi une relation considérée comme « toxique » avec Martin Weill. « Martin est un journaliste brillant, exigeant, il travaille énormément aux quatre coins du monde », le défend Laurent Bon, qui précise : « L'accompagner relève autant de l'éditorial que du management humain. »

Mais Bangumi considère-t-elle suffisamment les alertes ? Lucie (1), qui a quitté l'entreprise fin mai après un arrêt maladie et la fin de son contrat, a signalé à plusieurs reprises l'attitude de sa supérieure, la responsable de la postproduction. « Depuis janvier, elle ne m'adressait plus la parole, m'a retiré l'essentiel de mes missions sans aucune explication », dit-elle. Ses messages restent alors sans réponse. Elle s'estime mise sur la touche et le signale à la direction dès février, en évoquant son mal-être et une situation qu'elle considère comme du harcèlement. « Il y a eu une dispute qui avait généré des tensions, rectifie Audrey Maillet. L'idée était d'arriver à corriger cette difficulté de communication. » Antoine Herrera évoque, lui, « une inimitié avec des torts partagés », mais reconnaît avoir reçu plusieurs fois Lucie qui « n'était pas bien ». « Elle a vécu un enfer, on l'a vue en larmes très souvent », s'insurge une collègue. Plusieurs autres salariés confirment. La responsable en question n'a pas répondu à notre demande d'interview.

Du côté de la direction, la parole de la plaignante est remise en cause. « Elle avait des soucis avec pas mal de monde », affirme Élodie Bernard. « Nous sommes une boîte normale », insiste Laurent Bon. « Grâce aux moyens humains et financiers, nous savons gérer les petits grains de sel qu'il peut y avoir dans la machine », veut croire Audrey Maillet. Pas question que la mécanique s'enraye. La success story de Bangumi est à ce prix. Pour sa première semaine de rentrée, Quotidien, imperturbable, a battu son record historique d'audience avec, en moyenne, plus de deux millions de téléspectateurs.

Par Etienne Labrunie