Loin des essais théoriques sur ce phénomène qui séduit de nombreux natifs de la génération Z, Nora Bussigny, alias Noli, nous emmène au cœur du wokisme. À travers des groupes de parole, des collectifs, des manifestations ou des cours à l'université qu'elle a infiltrés, la journaliste nous fait découvrir l'envers du décor : derrière les discours égalitaristes et « inclusifs », on n'hésite pas à exclure, parfois violemment, et sans motif légitime, les hommes surtout, « cisgenres » de préférence, ou les blancs ; on hiérarchise les êtres humains selon leur couleur de peau et leur statut d'opprimé ; on s'écharpe sur des concepts identitaires avant que ne triomphent les petits égoïsmes et les grandes contradictions…
[Note personnelle - Ce que Le Point à publié est un long extrait du livre Les Nouveaux Inquisiteurs de Nora Bussigny. Cela se concentre sur le fait d'être une militante et bénévole lors de la Pride Radicale de 2022. Contrairement à la façon dont cela est présenté, et à part quelques piques par-ci par-là, cela donne un portrait de militants voulant bien faire, de bonne volonté. Le négatif n'est pas sur les personnes, il serait plutôt dans le fait d'être dépassés lors de l'application de la théorie et des principes.]
Avec les « racisés » à la Pride radicale
[...] Côté « tri sélectif », les binômes racisés devront prioriser les cortèges non mixtes. À la suite du débat houleux de la semaine passée, il a finalement été décidé que les blancs ne pourront pas faire partie du service d'ordre encadrant les cortèges non mixtes. Je dénombre à peine dix personnes racisées prêtes à encadrer les cortèges, ce qui n'est pas pour me rassurer. Le passage de cinq camions de CRS interrompt mes élucubrations : pour la première fois, j'ai peur des forces de l'ordre. Je repense aux propos de militants antiracistes : « Les blancs ne savent pas ce que c'est que d'avoir peur devant des policiers ou des CRS. »
Je ne sais pas si cette peur est conditionnée par les heures passées à la formation autour de la question des violences policières mais, comme je suis pour une fois aux premières loges, je me promets d'être aujourd'hui la plus objective possible.
« Les binômes ne doivent surtout jamais se séparer, même pour aller aux toilettes ! » nous rappelle Noxe d'un ton ferme. [...] Avec Alice, nous rejoignons le cortège des racisés, alors que le coup d'envoi du départ doit être bientôt lancé. J'entends des bribes de conversation parmi les personnes présentes : « enfin des gens comme nous », « l'année dernière la mixité n'était pas aussi établie ».
Alors que l'équipe de la Pride radicale s'affaire autour des micros, des enceintes et des chars afin d'entamer les discours, je propose à Alice de commencer à « maintenir la non-mixité du cortège des non-racisés », autrement dit « éloigner les blancs ». Je tente une approche vers un groupe de personnes noires et métisses parmi lesquelles figurent deux jeunes roux à la peau ivoire et m'éclaircis la voix avant d'interrompre leurs conversations témoignant de leur hâte et de leur joie de participer à l'événement.
« Désolée, mais cette partie du cortège est réservée aux personnes racisées uniquement…
– Donc là vous pouvez rester, mais quand ça va démarrer, il faudra aller derrière dans le cortège mixte », m'interrompt Alice, complétant mes propos.
Le groupe se regarde mais personne ne bronche, excepté le jeune garçon roux affublé d'un drapeau LGBT et cramponné à sa bière.
« Mais je sais pas si je suis racisé, moi, ça veut dire quoi ? » nous demande-t-il, perplexe.
Je repense à la manière dont les militants commentent et répondent dans les groupes Facebook que j'ai réussi à rejoindre et trouve la réponse parfaite : « As-tu déjà vécu du racisme ? Sinon, cela veut dire que tu n'es pas une personne racisée, et cet espace est un lieu safe en non-mixité. »
Alice me regarde avec approbation et opine du chef.
« Pardon, vous avez raison, désolée pour lui, on s'en va ! » s'empresse de s'excuser son amie, l'entraînant avec elle en baissant les yeux. Nous continuons à aborder les groupes dont la docilité me déconcerte. Je guette chaque grimace indignée ou moue boudeuse mais la soumission des personnes blanches est immédiate [...]
« On a un retard monstre parce que chaque asso fait des discours et qu'on a du mal à imposer la non-mixité des cortèges », nous confie Nuage, occupé à regarder Iris discuter avec deux patrouilles de police arrêtées le long du boulevard. J'ose lui demander si les policiers empêchent le lancement de la manifestation, sans m'attendre le moins du monde à la teneur de sa réponse : « Non, mais le problème c'est qu'on ne peut pas leur dire qu'on doit demander aux blancs d'aller ailleurs. On est obligés de leur mentir parce que c'est illégal de refuser des blancs, à cause de la loi sur le séparatisme. »
Je scrute les visages d'Alice et des autres présents, attendant de voir si l'un d'entre eux semble choqué. Mais tous opinent du chef, à ma grande surprise, sans broncher.
« Putain, j'en ai marre ! Le FLIRT (Front de libération Transfem) avait exigé une non-mixité trans, j'avais cousu des drapeaux, briefé tout le monde et maintenant ils ont changé d'avis, tout le monde a le droit de participer au cortège et en plus eux aussi veulent faire leur discours maintenant, ça risque pas de démarrer ! » tempête Iris en nous rejoignant tous. Impossible à calmer malgré nos tentatives, elle semble écœurée que le cortège des transgenres soit finalement autorisé aux personnes cis.
[…] Si, dans les premiers temps, les manifestants blancs obéissent et s'écartent en s'excusant, je remarque que plus ils sont alcoolisés, moins la tâche s'avère facile. Avec Alice, qui rechigne à me voir m'éloigner ne serait-ce que de quelques mètres, nous éprouvons beaucoup de difficultés à repousser les blancs, attirés comme des mouches par l'ambiance.
« Eh toi ! Oui, c'est à toi que je parle ! »
Je me retourne et vois foncer vers moi un homme, âgé d'une petite quarantaine d'années, furieux. « Il paraît que c'est toi qui as demandé à mon compagnon et à mes amis de partir parce qu'ils sont blancs, c'est vrai ? ! »
Je déglutis et tente de faire taire ma fâcheuse tendance à l'impulsivité pour lui répondre d'une voix assurée que je ne fais qu'obéir aux consignes de la Pride radicale et des associations.
« Mais j'en ai rien à foutre ! Tu te rends compte ? C'est horrible ce que tu fais ? ! On est un couple gay, on est avec nos amis, on est heureux et fiers de défiler main dans la main avec eux et toi tu nous sépares parce qu'ils sont blancs ? ! »
En repensant aujourd'hui à cette scène, je ne peux m'empêcher de déplorer cette facilité avec laquelle j'ai pu devenir cette autre personne. Comment la journaliste en immersion prête à montrer toutes les contradictions et violences de cette frange du progressisme a pu devenir aussi vite ce bon petit soldat frustré d'être contredit pendant qu'il fait régner l'ordre pour « le plus grand bien ». Ne suis-je pas là au cœur du questionnement que tente de poser ce livre ? Par quel lavage de cerveau, mécanique d'acquiescement, effet d'emprise, ai-je soudain pu devenir cet automate prêt à faire partie d'un système qui divise au lieu de rassembler ?
« Ton compagnon et tes amis ont tout à fait le droit de défiler dans d'autres cortèges mixtes, ici ce sont UNIQUEMENT les personnes racisées, ce qui n'est pas leur cas, donc ils doivent partir, mais toi tu…
– Je te défends de dire que je suis racisé parce que je suis arabe ! C'est contre-productif ce que vous faites, et si c'est ça le vivre-ensemble, je trouve ça odieux ! Tu ne nous empêcheras pas de marcher où on veut ; on est dans la rue ! »
[…] Peu à l'aise, j'en profite pour interroger avec précaution une des membres du staff, visiblement arabe, qui me rassure, non sans humour d'ailleurs : « T'inquiète, les Algériens et les Arabes peuvent intégrer sans problème le cortège des personnes noires et afro-caribéennes, c'est toujours mieux que des blancs », s'esclaffe-t-elle en me faisant un clin d'œil, tandis que Pierrette s'entête à avancer sans tenir compte des plaintes des uns et des autres.
[…] Dix-huit heures. Le retard pris par les cortèges ne me permet pas de rejoindre la place de la République où un « after » attend les militants. Alors qu'aucune altercation avec les policiers qui nous ont au contraire aidés à sécuriser le périmètre n'a été recensée, j'entends scander en chœur par la foule « tout le monde déteste la police » accompagné d'éclats de rire juste sous le nez des forces de l'ordre impassibles.
Épuisée, je prends congé d'Alice qui semble elle aussi morte de fatigue après s'être plainte une fois de plus de la mauvaise organisation des cortèges et rejoins Wael et Leïla pour filer sans demander notre reste. Survoltés, mes deux comparses ont beaucoup de choses à me raconter : « On s'est fait dégager du cortège des afro-descendants parce qu'on n'était pas noirs !
– Quand Leïla leur a dit que le Maghreb était en Afrique, on s'est entendu rétorquer que l'enjeu était plus important, avant de nous forcer à aller dans le cortège des racisés ! »
Pourtant « racisés », mes deux amis m'avouent être atterrés par le comportement des militants. Pour meilleure preuve, le flot d'anecdotes emmagasiné depuis le début de la manif, à commencer par celle-ci : « Entre tous les chants anti-flics et les « Macron extorsion, démission », on avait une nana de l'organisation qui hurlait : "Ici c'est pour les racisés, les blancs ça dégage." » Mais pour Leïla, la scène la plus choquante restera celle de cette vieille dame qui « nous regardait passer en souriant, non pour se moquer mais parce qu'elle trouvait beau tout ce joyeux bordel, et à laquelle un type noir a jeté à la figure : "Ah on te fait rire ? Sale vieille blanche de merde !" »