C'est un vieil homme de 88 ans maintenant. Cela fait longtemps qu'il n'est plus policier. Allongé sur son lit, il sait qu'il va bientôt mourir. Il a 88 ans, Florian, et sa femme lui tient la main. Il n'entend déjà plus, mais il peut encore voir les chauds rayons du soleil qui dessinent le feuillage du pommier sur le mur. Un pommier dont il ne goûtera plus les fruits. Il aperçoit également quelques médailles, dont celle des actes de courage et de dévouement, qu'il a reçue en… Le vieux Florian soupire, et sa femme lui caresse le front, soucieuse. Il pousse un gémissement, car il essaie de se souvenir de l'année. 2021, voilà l'année où il a obtenu sa médaille. Deux ans avant. Deux ans avant qu'il ait tué Nahel, le 27 juin 2023. Bon sang, se dit Florian, comment est-il possible que tout ce temps soit passé, et qu'il soit passé si rapidement ? Cela fait déjà 50 ans. Impossible. Impossible, se répète-t-il. Et pourtant.
Maintenant qu'il va mourir, il a peur. Car il sait qu'il va retrouver Nahel. L'enfant sur qui il a tiré, en ce 27 juin 2023. Et depuis 50 ans, tous les 27 juin, il est malade. Physiquement et mentalement malade. Il ne pense plus qu'à cette foutue date, depuis 50 années. Une sorte d'entonnoir serré au fond du cœur dans lequel se déversent tous ses regrets et son chagrin. Il y pense tellement à ce 27 juin 2023 qu'il en oublie jusqu'à l'anniversaire de sa femme, de ses enfants. Une vive douleur lui convulse la poitrine et Florian gémit. Non, encore un peu. Il essaie de se tourner vers sa femme, mais déjà, tout s'efface, déjà il aperçoit Nahel. Qui l'attend. Dans un ultime effort, les mains de Florian s'accrochent aux draps, sa femme presse son bras, mais il ne le sent pas. Il a peur. Peur de retrouver le gamin.
Soudain, Florian se retrouve dans une voiture propulsée à toute vitesse. Il n'a jamais aimé la voiture. Lui, c'est un motard, et il s'accroche à ce qu'il peut, à l'habitacle avant, à la poignée de la portière. Il est sur le siège passager, et essaie de comprendre ce qui lui arrive. Florian tourne le visage et découvre Nahel qui conduit. « Qu'est-ce que tu fous là, gamin ? » s'exclame-t-il, terrorisé. Nahel le regarde en souriant. C'est un sourire de soleil, et Florian se sent inexplicablement apaisé. « T'inquiète ! lui dit, Nahel. On va arriver à bon port. Je te le promets. » Il rit et la voiture prend de la vitesse, tandis que Florian ne peut détourner les yeux de ce sourire si éclatant. Puis, alors qu'il parvient à s'extraire de ce sourire, devant eux apparaît un mur. Il n'est pas gris, ni blanc, mais couvert d'un dessin vivement coloré. Du street art représentant un ciel énorme en trompe-l'œil d'où jaillit un arc-en-ciel. La voiture roule toujours à vive allure. Florian essaie d'inspirer, mais rien ne pénètre dans ses poumons.
Et alors qu'il aurait voulu crier, la voiture traverse le mur, elle franchit le grand ciel bleu coloré, exactement au milieu de l'arc-en-ciel, puis elle s'arrête. Lentement. Il n'y a aucun bruit, mais ce n'est pas un silence désagréable. Florian et Nahel restent un instant immobiles. — Il est beau le dessin sur le mur, non ? Stylé, dit Nahel, en le regardant. — Oui, répond Florian. Mais il ressent quelque chose d'étrange. Le gamin lui sourit comme s'il ne lui en voulait pas. Et puis, le temps semble avoir disparu. Une sorte de flottement peut-être… — Qu'est-ce qu'il se passe ? demande Florian. — Tu le sais très bien, dit Nahel. Et cette fois, il s'arrête de sourire. Mais son visage est bon. Doux. Et pour une raison inexpliquée, Florian se sent bien. Il se sent même de mieux en mieux. Tous deux restent assis côte à côte dans la voiture. — Tu devrais plus conduire, gamin, après ce qu'il s'est passé, dit Florian. — Bah ! De toute façon, c'était pour venir te chercher. Sinon, ici, je suis toujours en moto. — T'aimes la moto ? demande Florian. — Si j'aime la moto ? T'es fou, toi ! La moto, je l'ai dans l'sang. Florian sourit « Ouais, moi aussi, la moto c'est ma came. » Et après une légère hésitation, il dit: « Et ta mère aussi, je crois. » — Comment ça, ma mère aussi ? — T'es pas au courant ? — Non. — Quand tu es mort, putain, le bordel ! Toutes les cités, dans toutes les villes, se sont embrasées. Pendant des jours et des jours. — Ah ouais ? fait le gamin, les yeux exorbités. — C'était complètement fou, tout le monde avait peur. Le monde entier en a parlé. Nahel semble grave tout d'un coup. Puis il ose d'une voix plus rauque : — Et ma mère ? — Ben, ta mère, elle est montée sur un camion lors de la marche blanche en ton hommage. Il fallait la voir debout dessus, tout en haut, si grande, si fière ! Enfin, fière, ce n'est pas ça, j'ai du mal à décrire. C'était comme, comme une statue, tu vois… Nahel réfléchit un instant. — Ah oui, je vois. Comme une statue antique. — Oui, c'est ça ! T'en as déjà vu ? — Ben ouais. Tu crois quoi ? — Rien, fait Florian à mi-voix. — Mais, c'était un camion ou une moto ? insiste Nahel, à qui l'idée de sa mère sur une moto donne une étrange impression. — Les deux. D'abord, elle était sur le camion, puis à un moment, elle s'est retrouvée à faire de la moto. Je ne sais pas exactement comment ça s'est passé, mais tous les gamins de la cité formaient un cercle autour d'elle, ils étaient tous en train de filmer avec leurs téléphones, en hurlant, et ta mère, elle est montée sur la moto, et elle a démarré comme un voyou, en faisant rugir le moteur. Nahel a la bouche ouverte et Florian pense qu'il va pleurer, mais le gamin éclate de rire. Il rit tellement qu'il est plié en deux, et se met à frapper le volant de sa main. Il se tourne vers Florian, puis rit à nouveau, et Florian ne peut s'empêcher de rire aussi.
Nahel se calme. Son visage se crispe, et il murmure quelques mots. Florian n'entend pas, et il se penche vers lui. — Je la connais, ma mère. Elle devait vraiment être mal pour faire ça. Et Nahel paraît réaliser quelque chose. — J'étais son seul gosse. — Oui, son fils unique. Personne ne peut juger son deuil, fait Florian en peinant à prononcer ce mot. Le regard de Nahel est planté dans le sien. Son visage est redevenu doux. Florian l'observe et il comprend la mystérieuse sensation qui se dégage de son visage. Cette lumière diffuse. Un souvenir lointain émerge, et Florian demande: — Tu te souviens du joueur de foot Mbappé ? — Mbappé ? Bien sûr que j'm'en souviens. — Eh ben, il t'a appelé Petit ange. — Hein ? fait Nahel, estomaqué. Tu te fous de moi ? — Non, je te jure, il t'a appelé Petit ange. — Mais j'aurais pu lui demander un autographe, alors ! Il me l'aurait donné, c'est sûr. J'aurais fait signer mon maillot avec son numéro. Putain, t'imagines, sur le T-shirt, il aurait marqué : Petit ange, et signé Mbappé. Oh, la classe ! J'aurais été le roi de mon quartier avec ça, fait Nahel en s'agitant et tirant sur son T-shirt imaginaire. — C'est sûr, fait Florian, dont la gorge se serre douloureusement. — Ma mère aurait été super fière. À nouveau, le silence.
Et, à un moment précis, comme une bulle de savon qui tombe doucement au sol et s'évapore sans éclater, Nahel annonce : « Ça a pas dû être facile pour elle. » — Non, ça ne l'a pas été. Tous les deux contemplent, pour la première fois, l'ampleur du désastre. Et peut-être parce que cela est intolérable, Nahel dit : « Raconte-moi le bordel après. Qu'est-ce qu'ils ont fait ? » Florian est soulagé de répondre. — Ça a été terrible. Il y avait des feux partout, ils ont cassé des vitrines et pillé des tas de magasins. Ils ont volé des PlayStation… — Non ! s'exclame Nahel, avant de sourire. Ah, les enfoirés, ils ont piqué des PlayStation ! Ah les enfoirés ! répète-t-il en riant. Ils ont profité de ma mort pour piquer des PlayStation. Remarque, fait-il après un court silence, j'aurais peut-être fait pareil. — T'en avais pas de PlayStation, toi ? — Ben, non. Comment tu veux que j'en aie une ? — Ouais. Tu n'avais que ta mère. — Et ma grand-mère. — Et ta grand-mère, répète Florian en hochant le visage. Puis, il ajoute à voix basse : « Moi, j'en avais une. J'y jouais souvent. J'adorais ça, les jeux vidéo. »
Dans la voiture, la chaleur est veloutée, apaisante. — Ça a pas dû être facile pour toi, quand même, dit Nahel. Florian ne répond rien. Il baisse les yeux. Il aimerait comprendre cette dense émotion qui le submerge. Il aimerait surtout ne pas se mettre à pleurer devant le gamin. — C'est plutôt pour toi que… Enfin, t'auras pas eu le temps de… Il ne parvient pas à finir sa phrase et secoue le menton. — Eu le temps de quoi ? — Ben, d'avoir une moto, une femme, des enfants. Tout ça, quoi. Et il observe Nahel, se demande comment il va réagir. Mais le gamin éclate de rire. — N'importe quoi ! On a le même âge, toi et moi. — Qu'est-ce que tu racontes ? demande Florian, interloqué. — Bah, oui, on a le même âge. J'arrive ici à 17, toi, t'en as combien ? — 88. — 88 ! Ça compte pas tout ça, ici. Ça ne veut rien dire. De 17 à 88, ça passe comme ça, regarde. Nahel montre sa main, et il claque des doigts. Et une chose se produit soudain. Florian comprend exactement où il est et ce qu'il se passe. Brusquement, il a peur. Il est terrifié, et un bruit étrange monte de sa gorge. Nahel pose sa main sur son épaule et lui dit : « T'inquiète. Je suis là. » Florian tourne le visage vers lui et Nahel répète : « T'inquiète. Je vais t'aider. »