derrière les effets de manche, derrière les extraits de gameplay volontairement anodins, derrière les cinématiques à assembler soi-même à la façon d'un jeu de piste, il y aurait donc un jeu. Surprise dans les chaumières, Hideo Kojima ne serait donc pas qu'un twittos culinaire et un boulimique de cinéma : il disposerait encore de quelques jolies cartouches en tant que game designer. Peut-être avait-on fini par le perdre de vue, ce paramètre, étouffé par le vacarme de son départ fracassant de Konami, le goût amer laissé par le chantier Metal Gear Solid V ou encore sa façon de teaser, au compte-gouttes et via les réseaux sociaux, sa future production. Peut-être avait-on fini par oublier que, peu importe les qualités et les défauts de ses jeux, quand le bonhomme finit par sortir du bois, c'est pour laisser une trace : sur le public, sur la critique, sur l'industrie, bref sur le paysage vidéoludique dans son ensemble. Et Kojima Productions aurait difficilement pu faire rappel plus limpide et plus percutant.
Il suffit de quelques heures seulement en compagnie de Death Stranding pour comprendre que ce jeu-là est à part, que la bizarrerie qui s'en dégage depuis le début de la campagne promotionnelle n'avait rien de galvaudée. Quelques heures où l'on cherche désespérément des repères, ludiques, narratifs, tout en réalisant peu à peu que le jeu n'a pas vraiment l'intention d'en donner. Jouer à Death Stranding, c'est accepter de ne pas tout savoir et de ne pas tout comprendre - en tout cas pas tout de suite. La prise de risque est majeure pour un jeu de ce calibre, mais elle fait naître en retour, et ce dès les premières minutes, un rare sentiment de dépaysement et de solitude. Seul, Sam Porter Bridges l'est indéniablement. C'est sans le moindre compagnon de voyage qu'il traverse ce qu'il reste des Etats-Unis pour livrer des paquets, savamment harnachés sur son dos, entre les villes et les campements qui sont encore debout, entre ces communautés retranchées qui se sont formées à la suite du Death Stranding.
C'était il y a quelques temps déjà, l'explosion. Les cratères, un peu partout à travers le pays, sans que personne ne sache réellement pourquoi, ni comment. Des régions entières, rasées de la carte en une fraction de seconde. Une nation estropiée, disloquée du jour au lendemain, incapable de faire face à la perte de dizaines de centaines de milliers de vies consécutive à la destruction de ses infrastructures. La stupeur, puis le black-out. Après les cratères, ce fut au tour des nuages d'apparaître, bas, lourds, bloquant définitivement toute forme de communication et laissant échapper une pluie capable de provoquer le vieillissement accéléré de tout ce qu'elle touchait. Du chiralium, une matière encore inconnue avant le Death Stranding, au contact de laquelle les hommes ont commencé à développer des troubles mentaux. Et puis il y a eu le coup de grâce. Les Échoués. Invisibles et pourtant bien là, dehors, coincés entre deux mondes, avec comme seul indice de leur présence ces empreintes de mains emplies de poix. Quelques années ont suffi aux scientifiques restants pour saisir qu'elles étaient responsables des néantisations, pour peu que leur corps submerge celui d'un humain. Le résultat funeste d'une rencontre entre la vie et la mort.
Il n'en fallait pas beaucoup plus pour que l'édifice s'écroule, pour que ceux qui attendaient l'apocalypse de longue date se retranchent dans leurs abris, que d'autres fassent sécession par rapport à toute notion d'Etat ou d'autorité. L'idée même de société est tombée en ruines avec le Death Stranding. Ce qui en faisait le ciment a volé en éclats. Terrorisés à l'idée de mettre un orteil hors de leurs abris, les survivants se sont organisés pour vivre en autarcie au milieu d'un monde décrépit, isolés les uns des autres pendant des années et des années, seulement reliés par… des porteurs, comme Sam. Les seuls à avoir encore le courage de sortir. Des individus lambdas (ou presque), usant de leur seule force physique pour survivre, pour conserver un rôle social dans un monde où la société n'existe plus, incarnant au passage la plus ténue des connexions entre les survivants. Tout n'a pourtant pas disparu. Un embryon de gouvernement est né sur les cendres encore fumantes de l'ancien, à l'est du pays. Des USA, il ne reste que les UCA - pour United Cities of America - réseau fragile de collaboration entretenu par sa propre organisation logistique, habilement baptisée Bridges. Reconstruire des ponts entre les hommes, c'est justement ce dont il va être question et c'est la mission qui va être confiée à Sam.
Pour des raisons qu'on préférera taire, mais aussi à cause de son expérience en tant que porteur, le héros campé par Norman Reedus va donc être chargé de reconnecter le pays d'est en ouest pour le compte des UCA. Ou plutôt de raccorder des installations pré-existantes, conçues par une première expédition Bridges, à un réseau bien spécifique : le réseau chiral. Car avec le Death Stranding et l'apparition des Echoués, l'humanité a aperçu pour la première fois une interface avec l'Autre Côté. La Grève - c'est son nom - est une dimension de l'esprit propre à chacun, mais également un lieu bien réel, une plage éternelle où le temps n'existe pas et où les âmes transitent du monde des vivants à celui des morts. Un multivers, à la fois individuel et commun à tous, interconnecté, dont les scientifiques ont bien vite réussi à exploiter les spécificités, dans le but de créer un réseau et d'y faire passer des données à une vitesse phénoménale. Dans les faits, Sam doit donc traverser le pays et activer chaque relais du réseau chiral pour réunifier ce qui peut encore l'être.
Vous l'aurez sûrement compris à ce stade, en particulier si vous avez un tant soit peu suivi la campagne promotionnelle du jeu et les propos d'Hideo Kojima, Death Stranding est traversé par une thématique capitale, celle des liens qui unissent les individus, et de la destruction de ces liens. Le jeu tout entier - son univers, son gameplay, sa mise en scène - est bâti sur ce sujet, avec brio d'ailleurs. Comme d'autres avant lui, Kojima utilise le post-apo pour interroger la nature profonde de l'homme, non pas à grands renforts de dilemmes moraux, mais en soulignant la fragilité du collectif, des connexions qui le soutiennent. Que reste-t-il de l'homme, une fois privé de sa dimension sociale, de sa faculté à créer du lien ? Peut-il encore survivre, seul, ou est-il simplement destiné à périr ? C'est la question que pose Death Stranding à travers son univers froid, métallique, lourdement informatisé, où les esprits et les corps sont constamment tenus à distance, à l'image de ces communications holographiques, seul moyen de se parler en toute sécurité, ou de l'aphenphosmophobie de Sam, qui l'empêche de toucher quiconque...
Kojima a souvent trouvé dans le jeu vidéo un moyen d'illustrer ses peurs les plus intimes et il ne déroge cette fois encore pas à la règle. A travers une métaphore à peine voilée, il pointe du doigt les lézardes de plus en plus larges sur l'édifice de nos sociétés modernes, toujours plus étroitement connectées d'un point de vue technologique, et dans le même temps plus divisées, plus déchirées que jamais, économiquement, socialement, idéologiquement, écologiquement. Un miroir à peine déformant, qui fait de Death Stranding un jeu à message, un jeu politique qui s'assume et qui assume aussi un regard nettement plus lourd sur son sujet. S'il finit bien sûr par trouver ses moments de grâce, et frôle même en de rares instants un idéalisme un peu candide, le jeu baigne toutefois dans une sinistrose - visuelle, musicale, scénaristique aussi - des plus contagieuses, qui participe à la consolidation d'une identité à part. Mais presque davantage que la thématique essentielle qui le soutient, c'est la façon avec laquelle il la fond dans son squelette, à tous les niveaux, qui force l'admiration.
Là où on va, il n'y a pas besoin de routes Depuis que les premiers trailers de gameplay sont sortis, l'angoisse partagée par beaucoup de joueurs est de savoir si, oui ou non, Death Stranding sera bien le simulateur de livraison que les vidéos laissaient deviner. C'est l'une des rares questions à laquelle le jeu permet de répondre simplement : oui, l'essentiel de votre temps passé dans le jeu sera consacré à transporter des colis. C'est l'un de ses nombreux partis pris, c'est aussi un des éléments qui en font un titre unique et déstabilisant. Mais il faut bien le rappeler avant de se lancer, en particulier dans la mesure où il s'agit d'une approche assez peu courante pour du triple-A : Death Stranding est un jeu qui laissera sûrement pas mal de monde à la porte. Derrière son casting ronflant, ses moyens et sa promo tapageuse, il n'a rien d'universel et il n'essaie pas de l'être d'ailleurs. C'est le produit d'une vision d'auteur, un objet ludique singulier, et c'est aussi ce qui lui donne son intérêt.
Tout Point P dans une malette Tout Point P dans une malette Le réseau chiral a beau permettre à Sam de fabriquer toute une gamme d'objets à la demande dans n'importe quel abri connecté, son utilisation requiert tout de même des ressources. Ces dernières (métaux, céramique, produits chimiques…) sont en grande partie générées progressivement par les relais, mais elles peuvent aussi être récupérées dans des paquets abandonnés, voire dans le recyclage d'items usagés ou abîmés. Les cristaux chiraux quant à eux doivent être glanés dans les zones de précipitations. Si la fabrication d'objets ne pousse jamais vraiment les réserves dans le rouge, la construction de structures plus importantes (ponts, refuges, routes) nécessitera davantage de temps et éventuellement le concours de plusieurs joueurs via le mode en ligne.
Comme nous l'expliquions plus haut, le Death Stranding a laissé le territoire américain complètement exsangue. Remodelé par les cratères des néantisations, libéré des activités de l'homme, le pays de l'oncle Sam a changé de visage. La nature y a repris ses droits, tandis que la topographie et le climat ont été bouleversés par de longues années d'averses chirales. Sans surprise, les anciennes infrastructures ont fini par être balayées, grignotées par la pluie. Sam doit donc sillonner le pays à pied, avec ses éventuelles cargaisons sur le dos. C'est ainsi qu'on va découvrir à tâtons un vaste monde ouvert, quasiment dépourvu de présence humaine et divisé en deux grandes zones que l'on va progressivement défricher, à mesure de notre poussée vers l'ouest. Représentation très condensée du territoire original, les Etats-Unis de Death Stranding n'en demeurent pas moins l'une des premières grandes réussites du jeu, et l'un de ses piliers les plus solides.
Déjà largement mis en lumière dans Metal Gear Solid V avec l'Afghanistan et l'Afrique subsaharienne, le talent des équipes de Kojima Productions pour faire d'un décor naturel un terrain de jeu épatant prend ici une toute autre ampleur. Très inspiré des paysages islandais dont il a repris une bonne partie des motifs, le monde de Death Stranding se démarque immédiatement par la beauté lugubre qui se dégage de ses décors humides, ballotés entre le vert et le gris, coincés entre les lignes rocheuses et les plages cendrées. Rare, magnifiquement déprimant, le nouvel open world du studio japonais n'est pas seulement une claque du premier instant. C'est aussi un environnement protéiforme, qui, tout au long du jeu, surprend par sa capacité à amener en douceur de nouveaux biomes cohérents, ou à nous jeter au visage de sublimes panoramas au moment où l'on s'y attend le moins. Inauguré en 2013 avec Killzone : Shadow Fall, le Decima Engine emprunté à Guerrilla Games donne enfin toute sa mesure sous la houlette des artistes de Kojima Productions. Qualité de la modélisation, sens du détail dans le placement du moindre caillou, rendu des intempéries : le terrain de jeu de Death Stranding est une invitation à la contemplation, à l'introspection même. Et le pire, c'est que ça n'a absolument rien de gratuit.
Car le Decima Engine est avant tout un outil redoutable en termes de level design. Et si l'open world de Death Stranding marque tout de suite la différence artistiquement, il n'en demeure pas moins un formidable adjuvant de gameplay, et ce quasi uniquement par la façon dont le terrain a été construit. Ce qui frappe immédiatement, c'est en effet la densité du relief, le dénivelé omniprésent, le travail sur les sols dont les textures ne sont plus uniquement là pour faire joli mais pour être un facteur avec lequel le joueur devra composer. Car oui, Sam va devoir marcher, livrer ses paquets. Ce faisant, son premier combat sera de se tailler un itinéraire au beau milieu de ce paysage piégeux et cabossé, de savoir tout simplement où il posera le prochain pas. C'est là l'un des autres coups de génie du jeu : faire du simple fait de se déplacer un enjeu capital de gameplay. Bien qu'il soit expérimenté et plutôt bien équipé, Sam n'est pas un surhomme. Il peut trébucher sur un sol rocailleux, glisser dans la boue, être emporté par son élan dans une pente. Il doit lutter pour traverser une rivière à fort courant, lutter pour conserver son équilibre (en jouant des gâchettes L2 et R2). Plus que simplement relier un point A à un point B, il s'agit alors de calculer sa trajectoire en temps réel : d'abord à l'aide de l'ordradek, ce bras robotisé qui sert de scanner à Sam et qui lui détaille à l'écran la nature du terrain, puis à la force de l'habitude, simplement en décryptant la topographie à l'oeil nu.
La mort n'est qu'un autre chemin La mort n'est qu'un autre chemin Hideo Kojima avait laissé planer pas mal de mystère autour de l'absence de game over dans Death Stranding. Celle-ci se base finalement sur l'un des attributs très spécifiques de Sam : il s'agit d'un Rapatrié, un de ces individus qui a la faculté de revenir de la Grève et donc d'échapper d'une certaine façon à la mort. En cas d'échec, le joueur se retrouve donc aux commandes de l'âme de Sam, en vue à la première personne, dans l'Abysse. Il doit y retrouver son corps pour remonter le temps et reprendre sa partie. Rien de bien envahissant, mais rien de vraiment révolutionnaire non plus...
Le jeu prend alors une autre dimension, au moment où l'on établit une relation différente avec l'environnement : ce n'est plus simplement un décor, c'est notre principal adversaire, dont il faut apprendre à lire les patterns, à déjouer les attaques. Non pas pour se protéger, mais pour protéger les paquets. La précieuse cargaison. Car si la mission première de Sam est bien de relier l'ensemble des installations de Bridges au réseau chiral (grâce à son pendentif Q-pidon), cela implique la majeure partie du temps de pouvoir emmener avec lui des caisses de matériaux, des machines, des vivres et même parfois des objets plus triviaux, dans des emballages de différentes tailles. Autant de ressources qu'il faut acheminer avec soin au risque de les endommager, par exemple en cas de chute ou d'exposition prolongée à la pluie. Certains paquets extrêmement fragiles ne supporteront que de légers soubresauts, d'autres ne toléreront pas d'être immergés, quand d'autres encore devront être apportés en urgence. Ce qu'on pourrait appréhender comme un exercice apéritif - celui de la quête FedEx en somme - devient alors une mission, qu'il s'agit de préparer. En sélectionnant l'équipement adéquat d'abord, fourni par les différents relais : corde d'escalade, échelle télescopique, bottes de rechange pour remplacer celles qui se seront usées en cours de route… Mais aussi et surtout en ajustant la charge de Sam. Ce dernier ne peut en effet supporter qu'un poids limité, qu'il faut répartir entre les fixations de sa combinaison (hanches, bras) et le porte-bagages fixé sur son dos, au risque de devoir constamment lutter pour trouver son équilibre.
Soumise à tous ces paramètres, la moindre sortie se change en épopée où un simple faux-pas peut tout ruiner. Une rivière mal sondée, un lit trop profond, et voilà Sam emporté par les flots, obligé de se raccrocher à la berge avant de cavaler après des colis probablement abîmés. Un paquetage alourdi par des outils en pagaille, embarqués par sécurité au détriment de la pratique, et son petit catogan ira tanguer au moindre changement de direction ; il lui faudra alors assurer son bardas, les deux mains sur les sangles qui cisaillent ses épaules, en réduisant considérablement l'allure. Un raccourci mal évalué sous la pression du temps et voilà qu'il faut en passer par la case grimpette, en faisant bien attention de ne pas se vautrer. On oublie la livraison, sans l'oublier pour autant. Chaque transit devient un voyage. Et Death Stranding, en s'appuyant notamment sur l'apport de Zelda : Breath of the Wild, nous livre une réinterprétation du monde ouvert fascinante, capable de matérialiser et de nous faire passer, à travers l'écran, cette fameuse distance - mentale et physique - qui sépare comme un fossé béant ceux qui ont survécu. En nous poussant là dehors, dans un monde devenu désert et silencieux, en nous proposant de goûter à la solitude de Sam (à travers notamment ces magnifiques instantanés, où les morceaux de Low Roar, Chvrches et Silent Poets semblent prendre les commandes de la caméra), le jeu nous confronte à la solitude des vivants. Avant de nous mettre aux prises avec les morts.
Je vois des gens qui sont morts Chambre sans vue Chambre sans vue Sam a beau être un garçon plutôt solide, il aura évidemment besoin de souffler de temps à autre. Dans la plupart des installations de Bridges (mais aussi chez certains survivants), il pourra ainsi recharger ses batteries - et ses cartouches - dans une chambre privée souterraine. L'occasion pour Kojima de jouer avec la modélisation de Norman Reedus à travers différentes petites interactions, et pour le joueur de profiter d'un temps mort pour interagir avec son BB, contempler et personnaliser son équipement ou encore lire les derniers documents recueillis.
Car le terrain difficile, la distance, la gestion de son chargement ou encore les conséquences des précipitations sont peut-être la partie la plus rieuse du voyage qui attend Sam. Le Death Stranding n'a pas seulement éradiqué la quasi-totalité de l'humanité : il a aussi laissé derrière lui ceux qui sont destinés à en balayer les restes. Ces Échoués, comme on les appelle, se manifestent dans notre monde de manière sporadique, en groupe et à des endroits précis, là où les averses sont les plus intenses. Des présences invisibles et dangereuses que Sam peut néanmoins déceler. Il fait en effet partie des sujets atteints du DOOMS, une affection apparue en même temps que le Death Stranding chez certains individus et qui les a dotés d'une certaine sensibilité à la Grève. Surtout, Bridges lui a fourni pour son périple un "outil" particulier : un BB, un enfant prématuré arraché au ventre de sa mère morte en couche et qui sert aux membres de l'organisation de connexion entre le monde des morts et celui des vivants. Son rôle ? Celui de radar. Une fois relié à l'ordradek, le pod du BB permet au bras robotisé d'indiquer à Sam la direction de l'Échoué le plus proche, ainsi que sa proximité selon le rythme auquel il s'agite. Il peut même lui donner un aperçu de leur position, vagues silhouettes d'agrégat noir rattachées à un étrange cordon ombilical, le temps de quelques secondes.
Dans un premier temps, traverser un groupe d'Échoués repose donc sur des mécaniques d'infiltration et d'observation relativement basiques : repérer et contourner leurs positions, s'accroupir pour ne pas être entendu en retenant par moments sa respiration si nécessaire. Le jeu n'a toutefois pas besoin de plus pour faire de chacune de ces rencontres un moment d'extrême tension. La pluie battante et sinistre, le fait d'être démuni - tout du moins au départ - face à des créatures dérangeantes, éthérées, difficiles à cerner, et la simple suggestion de leur potentiel dévastateur suffisent à créer à chacune de leur apparition une atmosphère unique et anxiogène. Bien entendu, le fait que Sam finisse par mettre la main par la suite sur un arsenal qui lui permette de se débarrasser de certains d'entre eux écorne quelque peu ce contrat de mise en scène. Pourtant rien n'y fait : tomber sur des Echoués au dépourvu reste un passage terriblement angoissant. D'abord parce que les armes dont disposera Sam au bout de quelques heures demeurent limitées dans leur utilisation. Et surtout parce que la situation peut très vite devenir hors de contrôle…
Une fois qu'ils ont repéré Sam, les Echoués tentent en effet de le saisir, de lui faire perdre son équilibre et de le plonger dans une mare de poix dont l'apparition traduit une quelconque connexion avec l'Autre Côté. La lutte, qui passe par le fait de marteler le bouton Carré pour se défaire de leur emprise tout en jouant sur les gâchettes R2 et L2 pour rester debout, est âpre. Elle peut vous faire perdre des paquets et surtout, en cas de défaite, aboutir à l'invocation d'un Echoué supérieur, sorte de mini-boss au design animal dont chaque apparition est une véritable claque, à défaut d'avoir un quelconque intérêt de gameplay. Les duels contre les boss, et même les affrontements au sens large, font en effet partie des rares déceptions de Death Stranding, au point de s'interroger sur leur légitimité dans un jeu qui s'est affranchi de pas mal de conventions. Ce serait toutefois écarter un peu vite l'incroyable impact visuel de ces séquences, leur force d'évocation et leur rôle essentiel au sein du récit.
Aussi beau sur PS4 que sur PS4 Pro Côté technique, Death Stranding est une curiosité. Même s'il est légèrement plus fin sur PS4 Pro, en raison d'une résolution plus élevée, la différence est loin d'être flagrante avec le rendu de la PS4 classique. Les deux machines font également tourner le jeu au même framerate - 30 fps - même si, là encore, la Pro évite les quelques soubresauts de sa petite sœur en milieu de jeu. Il n'en demeure pas moins un titre remarquablement bien optimisé et parfaitement jouable sur PS4 classique. Précisons par ailleurs que nous prendrons un petit peu plus de temps pour juger de la qualité de la VF, qui n'avait plus été intégrée dans un jeu Kojima Productions depuis des lustres.
Le titre de Kojima Productions nous laisse donc contempler l'abysse où se dressait auparavant la société américaine. Mais c'est pour mieux nous faire saisir l'importance de bâtir le pont qui l'enjambera. Et il se trouve que c'est Sam qui tient la truelle. Au fil d'une aventure structurée comme Metal Gear Solid V, mais nettement mieux maîtrisée du point de vue du rythme et de la narration, ce dernier ne va pas seulement raccorder les grandes installations-relais de Bridges au réseau chiral ; il va également sortir des gens d'un isolement tellement long qu'il a fini par les ronger. Dans le monde mourant de Death Stranding, la réclusion a détruit le moral des survivants, mais a aussi attaqué leurs organismes, déréglés du point de vue hormonal. Certains se shootent à l'ocytocine pour ne pas céder à leurs pulsions morbides, tandis que d'autres, après des années à voir dans l'acte de livraison la seule et unique interaction entre les individus, l'envisagent désormais comme un rituel sacré. Intoxiqués par les effets du chiralium, ceux qu'on appelle les MULES sont désormais obnubilés par la reconnaissance trop rare de leurs pairs à la réception d'un paquet, et interceptent tous ceux qui entrent dans leur zone de contrôle, y compris quand ils sont sur le dos d'un porteur…
It's dangerous to go alone... It's dangerous to go alone... Si une bonne partie des objets et équipements que contient le jeu devient accessible naturellement dans le courant de l'aventure, certains nécessiteront de pousser assez loin les affinités avec les PNJ en remplissant un maximum de commandes. Sam pourra donc étoffer son arsenal avec des armes létales et non-létales, développer des gadgets pour l'infiltration et l'exploration ou s'offrir le luxe de conduire différentes véhicules.
Très agressifs une fois qu'ils auront repéré l'un des colis sur votre dos à l'aide de leurs balises de scan, qui établissent un périmètre autour de leurs quelques campements, ils mettront tout en oeuvre pour récupérer la précieuse cargaison. Armés de javelots électriques, capables de se projeter rapidement grâce à leurs camions, ils représentent un obstacle de plus pour Sam, qui pourra simplement essayer de les contourner, tenter de les prendre à revers en se cachant dans les roseaux (gare à la hauteur du paquetage) ou leur tenir tête. Death Stranding ne brille malheureusement pas par ses combats, trop limités pour être intéressants. Pas de lock, des ennemis KO en deux coups de poing voire un lancer de valise dans la courge, un système d'esquive et de contre à l'aide de la corde un peu vaseux : les mécaniques sont survolées, et pourtant. Pourtant les MULES - puis plus tard les terroristes, qui détecteront cette fois le corps de Sam et non ses paquets - remplissent leur rôle de nuisance. Souvent nombreux, pénibles, ces "Homo Demens" peuvent aisément troubler un trajet minutieusement préparé ou endommager une cargaison. On en vient donc assez naturellement à redouter leurs campements, et ce même si leurs coffres peuvent receler des objets utiles.
Tous les survivants ne partageront toutefois pas la même agressivité que les MULES envers Sam. Chacun aura d'ailleurs une réponse un peu différente à l'arrivée du porteur. Si les responsables de distribution de Bridges l'accueilleront souvent à bras ouverts après des années de silence, les individus isolés demanderont parfois à être convaincus avant de rejoindre les UCA et de connecter leur abri au réseau chiral. Car si la traversée de Sam évoque une nouvelle conquête de l'Ouest, elle se heurte elle aussi aux mêmes farouches désirs d'indépendance, à la même défiance vis-à-vis d'une autorité fédérale - défiance qui existe encore sous des formes assez vives de nos jours. Dans le monde du jeu, cela se traduit par des mouvements séparatistes, poussés parfois jusqu'au terrorisme par les effets du chiralium. Pourtant, à la force de ses allées et venues, Sam va recréer du lien. Et le jeu va s'appliquer à nous le faire sentir. Au gré des commandes effectuées, notre héros plein d'ampoules va se lier d'amitié avec ces différents PNJ. En plus de l'accueillir avec un hologramme bienveillant, qui va matérialiser leur existence, ces derniers vont alors commencer à lui écrire, livrant parfois un éclairage supplémentaire sur l'univers du jeu, se laissant autrement aller à des confessions plus triviales. Comme si après une ère d'autarcie, ils redécouvraient le plaisir d'une conversation banale, avec maladresse mais d'une façon assez touchante aussi.
La fibre sociale Ce très lent basculement va également se traduire dans l'environnement de jeu. Des chemins vont ainsi commencer à se tracer à mesure que Sam sillonnera la carte. En plus des échelles et des cordes installées ici et là pour simplifier les trajets, d'autres structures vont sortir de terre, symbole d'une réappropriation en cours et d'une reconnexion progressive du territoire. Grâce aux CCP, des kits de construction portables et multi-tâches reliées au réseau chiral, ce sont des coffres destinés à abriter les colis en cours de route, des tours de guet pour repérer rapidement les environs ou encore des ponts et des abris anti-précipitations qu'il sera possible de poser à peu près n'importe où dans le paysage, le rendant peu à peu plus praticable. Mais c'est surtout avec la dimension online de Death Stranding que la reconnexion de son univers sera le plus tangible. Le parallèle est facile, et pourtant il fonctionne diablement. A chaque nouvelle zone reliée au réseau chiral, le multi asynchrone s'active et laisse apparaître les ouvrages des autres joueurs : panneaux d'indications, encouragements, structures utiles… Il est même possible de mettre en commun des matériaux pour reconstruire un réseau routier ou de laisser des outils et des armes à disposition des autres dans un coffre partagé.
Pas d'inquiétude, votre open world ne va pas crouler sous des milliers de ponts et d'échelles à chaque nouvelle zone reliée : la technologie du jeu fragmente savamment le nombre de joueurs interconnectés pour ne proposer qu'une dose bien précise et maîtrisée de structures bâties par d'autres, en conservant intacte la courbe de progression. Seul bémol : l'aspect un peu artificiel des indications au néon des installations des autres joueurs qui a tendance à casser un peu l'immersion visuellement. Rien de bien méchant, mais ça ne s'accorde pas forcément avec le côté grisouille de la direction artistique. Très inspiré de ce qu'a pu faire FromSoftware dans Dark Souls, le multi de Death Stranding donne à cette mécanique une toute autre ampleur, un propos en adéquation avec celui du jeu et une véritable utilité dans la progression. Nous vous le disions, dans Death Stranding, rien n'est jamais gratuit ou anodin. Maillon essentiel de la chaîne sociale qu'il reforge sans même s'en rendre compte, Sam - et donc à travers lui le joueur - tire également parti de ses interactions avec les PNJ et des commandes qu'il amène à bon port. Chacune lui rapporte ainsi des likes, vestiges d'un ancien monde entièrement connecté et points d'expérience qui ne disent pas leur nom, destinés à améliorer les capacités de Sam (vitesse, équilibre, résistance, etc). Mais en cherchant un peu plus loin que les seules livraisons obligatoires, en ramenant par exemple des cargaisons égarées ou perdues par d'autres joueurs, ce dernier glanera également différents items qui lui donneront ensuite un avantage dans son périple - ou comment relier intelligemment le fond et la forme, le principal et le secondaire.
Sa thématique centrale, sa métaphore, Death Stranding la tisse avec tellement de talent et à tant de niveaux différents - jusque dans son titre à vrai dire - que cela en devient vertigineux. Et s'il peut paraître extrêmement touffu, déconcertant voire difficilement compréhensible par moments, impossible de ne pas voir le scénario du jeu comme un de ses principaux catalyseurs. Là où Metal Gear Solid V s'était hélas perdu en cours de route pour rester un objet inachevé, Death Stranding réussit à tenir son crescendo jusque dans les toutes dernières minutes. Mieux cadré, enfin capable d'intégrer et d'équilibrer cinématiques, liberté d'action et approfondissement du lore pour ceux qui le souhaitent, le nouveau jeu d'Hideo Kojima témoigne d'une vraie maturité vis-à-vis de sa formule. Non pas qu'il soit exempt d'un ou deux passages moins captivants ou d'une poignée de séquences de remplissage. Mais ces derniers ne pèsent au final vraiment pas bien lourd face à la tripotée de fabuleux moments de jeu vidéo que Death Stranding aligne comme des perles durant ses 40 à 60 heures.
Si le créateur nippon semble enfin avoir trouvé sa cadence, il n'a en retour rien perdu de ses talents de metteur en scène. Même s'il abandonne pour l'occasion le choix du plan séquence, son nouveau titre réussit à se raconter comme peu d'autres jeux savent le faire. Bourrée d'idées, teintée d'une personnalité unique, emmenée par des personnages souvent fascinants, très Metal Gear dans leur écriture, la réalisation de Death Stranding se pose comme une espèce de chaînon manquant entre le triple-A et le jeu indé. Et si le déroulé du casting a pu faire sourire au moment de son annonce par son côté grandiloquent, il faut bien admettre qu'entre les mains de Kojima, la présence de véritables têtes d'affiche est un indéniable game changer. Modélisés avec un soin rare, chacun des acteurs sélectionnés par le game designer donne à son personnage une épaisseur et une crédibilité nécessaire dans cet univers froid et difficile à saisir, qui empêche peut-être le jeu d'obtenir une ultime touche d'émotion, celle qui fait lâcher une petite larme. Face à un Norman Reedus tout en retenue, on ne peut que saluer l'émouvante prestation de Margaret Qualley, la polyvalence d'un Mads Mikkelsen, mais aussi, et de manière plus inattendue, la justesse de Léa Seydoux. Mention spéciale à l'inévitable Troy Baker, enfin modélisé sous ses propres traits, et qui, du haut de son expérience dans le média, se hisse à la hauteur de ces noms prestigieux. Seule ombre au tableau finalement, le personnage d'Amélie, représentée par une version artificiellement rajeunie de Lindsay Wagner, et qui ne génère malheureusement que très peu d'empathie, alors que le jeu met tout en oeuvre pour que ce soit le cas.
Death Stranding est un jeu rare, une oeuvre qui ne ressemble à aucune autre. Parce qu'il a le courage d'avoir une vision et de la respecter jusqu'au bout, parce qu'il est encore trop exceptionnel de voir les moyens du triple-A au service d'une identité si particulière. Alors oui, le dernier né de Kojima Productions ne fait aucun compromis : ni sur son univers, ni sur sa proposition, ni sur son message. Et ce faisant, il prend le risque de laisser certains joueurs sur le carreau. Mais c'est justement cette approche absolue qui en fait un objet vidéoludique unique et brillant. Nouvelle leçon de mise en scène et d'écriture de la part du créateur de Metal Gear, Death Stranding est un voyage marquant à plus d'un titre. Une machine à souvenirs.